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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (3 page)

BOOK: La Reine étranglée
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— Si messire de Pareilles vient
à nous tomber sur le dos, hurlait Bersumée, je ne tiens point à lui montrer une
troupe de mendiants ! Mouvez-vous !

Et malheur à qui ne courait pas
assez vite ! Le soldat Gros-Guillaume, celui qui espérait une ration de
vin supplémentaire, prit un bon coup de pied dans les tibias. Le sergent
Lalaine était exténué.

À piétiner la boue neigeuse, les
hommes rapportaient dans les bâtiments autant de saleté qu’ils en ôtaient. Les
portes battaient ; Château-Gaillard ressemblait à une maison qu’on
déménage. Si les princesses avaient voulu s’évader, c’eût été le moment à
choisir entre tous.

Au soir Bersumée n’avait plus de
voix, et ses archers somnolaient sur les créneaux.

Mais quand le surlendemain, aux
premières heures de la matinée, les guetteurs aperçurent dans le paysage blanc,
le long de la Seine, une troupe de cavaliers qui approchait bannière en tête,
sur la route de Paris, le capitaine de forteresse se félicita des dispositions
qu’il avait prises.

Il enfila rapidement sa meilleure
cotte de mailles, noua sur ses bottes des éperons longs de trois pouces, se
coiffa de son chapeau de fer et sortit dans la cour. Il eut quelques instants
pour regarder, avec une satisfaction inquiète, la garnison alignée dont les
armes luisaient dans la lumière laiteuse de l’hiver.

« Au moins, on ne pourra point
me reprendre sur le chapitre de l’ordonnance, se dit-il. Et cela me rendra plus
fort pour me plaindre de la maigreur de ma solde, et des retards qu’on met à me
bailler l’argent avec lequel je dois nourrir mes gens. »

Déjà les trompettes sonnaient au
pied de la falaise, et l’on entendait les sabots des chevaux frapper le sol
crayeux.

— Les herses ! Le
pont !

Les chaînes du pont-levis
tremblèrent dans leurs glissières et, une minute plus tard, quinze écuyers aux
armes royales, entourant un grand cavalier rouge posé sur sa monture comme s’il
figurait sa propre statue équestre, franchissaient en trombe la voûte du corps
de garde et débouchaient dans la seconde enceinte de Château-Gaillard.

« Est-ce le nouveau roi ?
pensa Bersumée en se précipitant. Seigneur ! Est-ce déjà le roi qui vient
chercher sa femme ? »

Son souffle était tranché par
l’émotion. Il fut un moment avant de pouvoir distinguer clairement l’homme au
manteau sang de bœuf qui avait mis pied à terre et, colosse de drap, de
fourrure, de cuir et d’argent, se fendait un chemin parmi les écuyers. Une
large buée fumante montait du poil des chevaux.

— Service du roi ! dit
l’immense cavalier en agitant sous le nez de Bersumée, sans lui laisser le
temps de lire, un parchemin auquel pendait un sceau. Je suis le comte Robert
d’Artois.

Les salutations furent brèves.
Monseigneur Robert d’Artois fit fléchir Bersumée en lui posant la main sur
l’épaule afin de marquer qu’il n’était point hautain. Puis il réclama du vin
chaud pour lui et toute son escorte, d’une voix qui fit se retourner les
guetteurs sur les chemins de ronde.

Depuis la veille, Bersumée s’était
préparé à briller, à se montrer le gouverneur parfait d’une forteresse sans
défaut, et à se conduire en sorte qu’on se souvînt de lui. Il avait même une
harangue toute prête ; elle lui resta dans la gorge pour jamais. Il
s’entendit bredouiller de pauvres flagorneries, se trouva invité à boire le vin
qu’on lui demandait et fut poussé vers les quatre pièces de son logement dont
les proportions lui parurent rapetissées. Jusque-là, Bersumée s’était toujours
jugé homme de belle taille ; devant ce visiteur, il se sentait nain.

— Comment se portent les
prisonnières ? dit Robert d’Artois.

— Fort bien, Monseigneur, elles
se portent fort bien, je vous en remercie, répondit Bersumée sottement, comme
si on lui demandait nouvelles de sa famille.

Et il avala de travers le contenu de
son gobelet.

Mais déjà Robert d’Artois sortait, à
grandes enjambées, et l’instant d’après Bersumée escaladait derrière lui
l’escalier de la tour où logeaient les recluses.

Sur un signe, le sergent Lalaine,
dont les doigts tremblaient, tira les verrous.

Marguerite et Blanche attendaient,
debout au milieu de la pièce ronde. Elles eurent le même mouvement instinctif
pour se rapprocher l’une de l’autre et se prendre la main.

— Vous, mon cousin ! dit
Marguerite.

D’Artois s’était arrêté dans
l’encadrement de la porte qu’il bouchait complètement. Il clignait des yeux.
Comme il ne répondait rien, tout occupé à contempler les deux femmes, Marguerite
reprit, la voix vite affermie :

— Regardez-nous, oui,
regardez-nous bien ! Et voyez la misère où l’on nous a réduites. Cela doit
vous changer du spectacle de la cour, et du souvenir que vous aviez de nous.
Point de linge. Point de robes. Point de nourriture. Et point de siège à offrir
à un aussi gros seigneur que vous !

« Savent-elles ? » se
demandait d’Artois en avançant lentement. « Savent-elles la part que j’ai
prise dans leur perte, et que c’est moi qui ai tendu le piège où elles sont
tombées ? »

— Robert, est-ce notre
délivrance que vous nous apportez ? s’écria Blanche de Bourgogne.

Elle venait vers le géant, les mains
tendues, les yeux brillants d’espérance.

« Non, elles ne savent rien,
pensa d’Artois, et cela va rendre ma mission plus aisée. »

Il se retourna d’un bloc.

— Bersumée, dit-il, il n’y a
donc point de feu ici ?

— Non, Monseigneur.

— Qu’on en fasse ! Et
point de meubles ?

— Non, Monseigneur ; les
ordres que j’avais…

— Des meubles ! Qu’on ôte
ce grabat ! Qu’on mette un lit, des chaises à s’asseoir, des tentures, des
flambeaux. Ne me dis pas que tu n’as rien. J’ai vu ce qu’il faut dans ta
demeure.

Il avait empoigné le capitaine par
le bras.

— Et à manger, dit Marguerite.
Dites à notre bon gardien, qui nous fait servir une chère que les porcs laisseraient
au fond de leur auge, de nous bailler enfin un repas.

— Et à manger, bien sûr,
Madame ! dit d’Artois. Des pâtés et des rôts. Des légumes frais. De bonnes
poires d’hiver et des confitures. Et du vin, Bersumée, beaucoup de vin !

— Mais, Monseigneur… gémit le
capitaine.

— Tu m’as compris, je t’en sais
gré ! dit d’Artois en le poussant dehors.

Il claqua l’huis d’un coup de botte.

— Mes bonnes cousines,
reprit-il, je m’attendais au pire, en vérité. Mais je vois avec soulagement que
ce triste séjour n’aura point entamé les deux plus beaux visages de France.

— Nous nous lavons encore, dit
Marguerite. Nous avons de l’eau à suffisance.

D’Artois s’était assis sur
l’escabeau et continuait d’observer les prisonnières. « Ah ! mes
oiselles, se chantait-il intérieurement, voilà ce qu’il en est d’avoir voulu se
tailler des parures de reines dans l’héritage de Robert d’Artois ! »
Il essayait de deviner si, sous la bure de leurs robes, les corps des deux
jeunes femmes avaient perdu leurs belles courbes de naguère. Il était pareil à
un gros chat s’apprêtant à jouer avec des souris en cage.

— Marguerite, demanda-t-il, en
quel point sont vos cheveux ? Sont-ils bien fournis à nouveau ?

Marguerite de Bourgogne sursauta
comme sous une piqûre.

— Debout, Monseigneur d’Artois !
s’écria-t-elle d’une voix de colère. Si réduite à misère que vous me trouviez
ici, je ne tolère pas encore qu’un homme soit assis en ma présence, quand je ne
le suis pas !

Il se releva lentement, ôta son
chaperon et salua, d’un large mouvement ironique. Marguerite se détourna vers
la fenêtre ; dans la lame de lumière qui en venait, Robert put mieux
distinguer le visage de sa victime. Les traits avaient conservé leur
beauté ; mais toute douceur en était disparue. Le nez était plus maigre,
les yeux plus enfoncés. Les fossettes qui le printemps dernier se creusaient au
coin des joues ambrées étaient devenues de toutes petites rides. « Allons,
se dit d’Artois, elle a gardé de la défense. Le jeu n’en sera que plus
divertissant. » Il aimait avoir à lutter pour triompher.

— Ma cousine, dit-il avec une
feinte bonhomie, je n’avais point dessein de vous insulter ; vous vous
êtes méprise. Je voulais savoir simplement si vos cheveux étaient redevenus
assez longs pour que vous puissiez vous présenter au monde.

Marguerite ne put refréner un
mouvement de joie.

«… Me présenter au monde… Cela veut
donc dire que je vais sortir. Suis-je graciée ? Est-ce le trône qu’il
m’apporte ? Non, ce n’est point cela, il me l’aurait annoncé aussitôt…»

Elle pensait trop vite et se sentait
vaciller.

— Robert, dit-elle, ne me
faites point languir. Ne soyez pas cruel. Qu’êtes-vous venu me dire ?

— Ma cousine, je suis venu vous
délivrer…

Blanche poussa un cri, et Robert
pensa qu’elle allait tomber en pâmoison. Il avait laissé sa phrase en suspens.

— … un message,
acheva-t-il.

Il prit plaisir à voir s’affaisser
les épaules des deux femmes, et à entendre deux soupirs de déception.

— Un message de qui ?
demanda Marguerite.

— De Louis, votre époux, notre
roi désormais. Et de notre bon cousin Monseigneur de Valois. Mais je ne puis
parler qu’à vous seule. Blanche veut-elle se retirer ?

— Certes, dit Blanche avec
soumission, je vais me retirer. Mais avant, mon cousin, laissez-moi savoir…
Charles, mon mari ?

— La mort de son père l’a fort
blessé.

— Et de moi… que
pense-t-il ? Parle-t-il de moi ?

— Je crois qu’il vous regrette,
en dépit de ce qu’il a souffert par vous. Depuis Pontoise, on ne l’a jamais vu
gai comme il était avant.

Blanche fondit en larmes.

— Croyez-vous, demanda-t-elle,
qu’il me donne mon pardon ?

— Cela dépend beaucoup de votre
cousine, répondit d’Artois en désignant Marguerite.

Il alla ouvrir la porte, suivit
Blanche des yeux tandis qu’elle montait vers le second étage, referma. Puis il
vint s’asseoir sur un étroit siège de pierre maçonné dans le flanc de la
cheminée, en disant :

— Vous permettez à présent, ma
cousine ?… Il faut avant tout que je vous instruise des choses de la cour,
comme elles vont en ce moment.

Le courant d’air glacial qui venait
par la hotte le fit se relever.

— C’est vrai qu’on gèle ici,
dit-il.

Et il alla se replanter sur
l’escabeau, tandis que Marguerite s’asseyait, jambes repliées, sur le bat-flanc
couvert de paille qui lui servait de couche. D’Artois reprit :

— Depuis ces derniers jours que
le roi Philippe agonisait, Louis, votre époux, paraît en pleine confusion.
S’éveiller roi, quand on a dormi prince, demande un peu d’accoutumance. Son
trône de Navarre, il ne l’occupait guère que de nom, et tout s’y commandait
sans lui. Vous me direz que Louis a vingt-cinq ans et qu’à cet âge on peut
régner ; mais vous savez tout comme moi que le jugement, sans lui faire
injure, n’est point la qualité par laquelle il brille. Donc, en ce premier
temps, son oncle Charles de Valois le seconde en tout, et dirige les affaires avec
Enguerrand de Marigny. L’ennui, c’est que ces deux puissants esprits s’aiment
peu, et entendent mal ce que l’un dit à l’autre. On voit même que bientôt ils
ne s’entendront plus du tout, ce qui ne saurait durer beaucoup, car le chariot
du royaume ne peut être tiré par deux chevaux qui se battent dans les traits.

D’Artois avait complètement changé
de ton. Il parlait posément, nettement, montrant par là que dans la turbulence
de ses entrées il mettait une bonne part de comédie.

— Pour moi, vous le savez,
reprit-il, je n’aime pas fort Enguerrand, qui m’a beaucoup nui, et je soutiens
de plein cœur mon cousin Valois, dont je suis l’ami et l’allié en tout.

Marguerite s’appliquait à saisir ces
intrigues dans lesquelles d’Artois la replongeait brusquement. Elle n’était plus
au courant de rien, et il lui semblait sortir d’un long sommeil de la pensée.

— Louis me hait-il
toujours ?

— Ah ! Ça oui, je ne vous
le cache pas, il vous hait bien ! Avouez qu’il y a de quoi. La paire de
cornes dont vous lui avez décoré la tête le gêne assez pour mettre par-dessus
la couronne de France. Remarquez, ma cousine, si c’était à moi qu’on en eût
fait autant, je n’aurais point été le clabauder dans tout le royaume. J’aurais
agi de sorte que je pusse feindre que mon honneur était sauf. Mais enfin votre
époux et feu le roi votre beau-père en jugeaient autrement, et les choses en
sont au point qu’elles sont.

Il avait bel aplomb à déplorer un
scandale qu’il s’était ingénié, par tous les moyens, à faire éclater. Il
poursuivit :

— La première idée de Louis,
après qu’il ait vu son père froid, et la seule qu’il ait en tête pour le
moment, c’est de sortir de l’embarras où il est par votre faute, et d’effacer
la honte dont vous l’avez couvert.

— Que veut Louis ? demanda
Marguerite.

D’Artois souleva sa jambe
monumentale et frappa le dallage, deux ou trois fois, du talon.

BOOK: La Reine étranglée
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